Je suis Melzar Rahmdi, le Roi du frigo. C'est moi qui garde la taule quand Jordi est de sortie.
Je suis payé pour ça. Quand je dis payé… J'en veux pas à Jordi, mais il est un peu juste. En fait, le
dealdépend de ce qu'il ramène de ses expéditions. Travailler avec lui
impose certaines règles. Règle numéro un : la fermer. Numéro deux :
espérer qu'il en ramène le plus possible. Numéro trois : surtout pas
l'énerver.
J'ai le canon scié bien coincé entre les orteils. Et attention les
yeux ! Pas question de venir piquer la bouffe à Jordi ! J'ai la porte
de la cuisine dans le viseur et le couloir en enfilade, comme dans une
série télé. La cuisine est éteinte, le couloir allumé. J'ai un paquet
de clopes à portée de main. Pas d'alcool. Mauvais pour les réflexes…
L'alcool est dans le frigo, bien au frais. C'est pour la fête. Quand
Jordi revient. Enfin, seulement quand il est content de sa nuit. Autant
dire presque jamais. Mais c'est mon pote. Il est même comme mon frère.
Sans déconner, ça me ferait mal qu'un jour il revienne pas. Faut pas
penser à ce genre de truc. Ça porte malheur ! J'arrange le coussin que
j'ai mis sous mes fesses. J'ai mal au cul, comme on dit. Je vais m'en
griller une petite, tiens. À mon avis, ça va être calme, cette nuit.
Pas comme la nuit dernière, avec ces mômes et leur histoire de chat…
La vie est difficile dans les banlieues. Je ne sais plus qui a dit
ça, mais c'est vrai. La dèche partout. Les commerçants se font saigner
pour trois euros. On ne trouve plus rien à bouffer. À partir de
dix-huit heures, tout est fermé. À la terrasse des cafés, on vous
arrache votre
cheeseburger de la gueule, on vous pique votre verre de bière ou votre paquet de clopes. Le mec saute sur un scooter
trafiqué, et adieu !
Hier soir, comme tous les soirs, je gardais le frigo de Jordi. Je ne
sais pas pourquoi, mais j'avais comme un pressentiment. Il était sorti
pour affaire, comme il dit. J'avais un peu traîné dans son pavillon.
Oui, mon pote a un pavillon qu'il a hérité de ses parents. Il ne vit
pas dans une barre HLM, mais ce n'est pas pour autant un nanti. La
dernière fois que je l'ai traité de nanti, c'était pour rigoler. Il
m'en a collé une et j'ai craché du sang. Ensuite il m'a parlé de son
père et de sa mère, de leur exil et de leur vie ici. Ils s'étaient tués
au boulot pour lui. Les cons ! Je me suis bien gardé de dire qu'il
étaient cons. Je n'avais pas envie qu'il m'en allonge une autre, mais
tout de même… Ça leur a servi à quoi, à ses vieux, de trimer toute leur
vie pour des patrons ? Ils se sont fait baiser, oui. Leur pavillon est
petit. En fait, il est à l'écart des HLM, mais entouré d'autres
pavillons tous pareils.
Donc, j'ai traîné, fouillant à droite et à gauche dans les pièces du
haut, sans rien piquer. De toute manière, il n'y avait rien à se mettre
dans la poche. Jordi sait planquer tout ce qui a un peu de valeur. La
bouffe est dans le frigo. Et devant le frigo, normalement, y'a moi,
avec le canon scié. Par la fenêtre, j'ai regardé dehors. La rue mal
éclairée, la grille qui battait au vent, le jardin envahi par les
herbes. C'est alors que je les ai vus. Deux silhouettes qui se
déplaçaient dans les buissons. Vers le perron…
J'étais fidèle au poste. Assis devant le frigo, le canon scié entre
les pattes, tranquille. J'avais décidé de ne pas me la jouer, de les
attendre. Quand je les ai vu bouger dans l'entrée, j'ai balancé la
sauce. Quelqu'un s'est mis à gueuler. Je l'avais touché grave. Alors
une voix de môme a crié :
« Monsieur, monsieur ! Ma copine
est blessée, elle a du sang plein la figure. On voulait juste prendre
du lait pour notre chat ! »
Treize-quatorze ans, j'ai pensé. Se
font pas chier. À leur âge, j'étais encore chez maman, à espérer des
jours meilleurs…
J'ai attendu le retour de Jordi.
FIN